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Etude sur Le Roman inachevé d'Aragon

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INTRODUCTION

" Comment achever ma vie et ma phrase ", se désespère le poète de rue appelé le Medjnoûn, quand il découvre avec épouvante de quels crimes ses frères de combat, encerclés et défaits en 1492 dans Grenade, peuvent eux aussi se rendre coupables (Le Fou d’Elsa, 1963). Ce cri prêté par Aragon à son double tragique, au cours du long poème qui constitue l’un des sommets de son œuvre, éclaire à sept années de distance l’autre grand poème intitulé Le Roman inachevé (1956).

Nous ne savons dans quel ordre exact Aragon composa cet ouvrage, vraisemblablement commencé dès la fin de Les Yeux et la mémoire, qui parut à l’automne 1954. La genèse du Roman inachevé dura donc environ deux ans, et sa mise au point finale eut lieu à la lumière de la dénonciation des crimes de Staline contenue dans le rapport " attribué au camarade Krouchtchev " (février 1956).




Nous reprenons la formule défensive régulièrement employée par la presse communiste pour entretenir le doute sur les révélations alors apportées par la presse bourgeoise ; le Parti français ne publiera le texte du rapport Krouchtchev qu’en 1982, l’année de la mort d’Aragon.


Par une coïncidence aggravante, l’ouvrage parut, le 5 novembre, au moment où les chars soviétiques écrasaient le soulèvement populaire de Budapest. Adossé à ces épisodes tragiques, ce titre inaugure dans l’œuvre et la vie d’Aragon le grand tournant de sa troisième période, celle de révisions déchirantes encore presque impossibles à dire, et à penser. Un fond indicible longtemps refoulé travaille le texte, moins régulier mais plus audacieux que celui du recueil précédent ; une vie s’expose dans ses fractures, ses doutes ou ses colères, avec l'énergie d’aimer quand même, et de toujours désespérément croire : " J’appartiens à une catégorie d’hommes qui ont cru, comment dire pour marquer d’un mot l’espoir et le malheur : qui ont toute leur vie cru désespérément à certaines choses (…) ", écrit Aragon en 1967 dans " La Fin du Monde réel ".

" Vint mil neuf cent cinquante-six comme un poignard sur mes paupières " (243), avoue Aragon dans " La Nuit de Moscou ". Lui-même marchant sur ses soixante ans, plusieurs poèmes semblent écrits du point de vue du " vieil homme " (titre de la page 168), et cette absence d'avenir sera le motif explicite du Fou d'Elsa qui va suivre ; or ce futur refusé concerne aussi l’espérance révolutionnaire, et ce constat d’un réalisme sans avenir dominera la troisième période de son oeuvre. Confronté à ces sombres perspectives, le couple-phare du Parti a quelques raisons de s’inquiéter de l’image que tous deux vont laisser, et, comme écrira Elsa avec sa lucidité coutumière dans une lettre à sa sœur Lili en novembre 1962 : " Ce n’est pas nous les faux-monnayeurs, mais nous avons tout de même mis les fausses pièces en circulation, par ignorance ".

La réponse d’Aragon aux démentis de l’Histoire fut celle d’une création éblouissante. Tout se passe comme si l’écriture, décisive, dé-mesurée, du Roman inachevé avait libéré un poète-romancier qui ne va cesser de produire, dans les années suivantes, une succession de chefs d’œuvres, ici contenus en germe : La Semaine sainte (1958), Les Poètes (1960), Le Fou d’Elsa (1963), La Mise à mort (1965), Blanche ou l’oubli (1967)…Fertile en interrogations, Le Roman inachevé, livre somme, pluriel, foisonnant, hybride et " ouvert " à la fois, qu'on a pu dire tout autant poème, recueil, roman, romance et autobiographie, accumule délibérément les contradictions et les transgressions, sur le fond comme sur la forme.




Le Roman inachevé frappe d'abord par sa construction soignée, l'écheveau des passions qui le tissent et l'importance de son contenu autobiographique ; plutôt que recueil, notion qui risque de méconnaître la composition organique des grands textes poétiques. Aragon préfère, à juste titre, appeler ceux-ci " poème " au singulier, pour souligner leur unité, et notamment chronologique, quelle que soit leur longueur : Le Fou d’Elsa (quatre-cents pages) est un poème.




Tenaillé par l’urgence de faire le point, Aragon y met à plat tout le cours de sa vie sans escamoter les drames de son enfance, l’explosion de la Grande guerre ni les déchirements des années vingt : les amitiés surréalistes sont évoquées, et il consacre à l’amour de Nancy Cunard (Nane, sa grande passion des années 1926-1928) des poèmes dont Elsa put se montrer jalouse. Le théoricien du réalisme socialiste qu’on vit, en 1954, prôner le retour au sonnet, explose ici dans des rythmes et des rimes d’une grande liberté : le souffle lyrique, la tendresse, l’humour grinçant balaient la page avec une souveraine liberté de ton ; tout se passe comme si Aragon, conscient d’être placé à cette date au carrefour de l’immobilisme et d’un sursaut de sa création, pariait sur l’audace, et cherchait, par le renouveau de sa poésie, à garantir, aux yeux de ses meilleurs lecteurs comme aux siens, une renaissance de l’espérance révolutionnaire alors compromise.

Aragon, qui aura raconté sa vie dans sa poésie plus que dans ses romans, en a fait son unique " autobiographie ". Il nous faudra discuter la validité de ce terme ultérieurement, car cette " vie " en effet ne peut se parler ni s'écrire sans se falsifier, sans hétéro-thanato-graphie. Aragon écrit au mode vocatif, il s'éprouve étroitement solidaire de ses destinataires : pas de je sans tu, sans la référence du il, ni surtout sans l'horizon du nous, le nouage d'une famille ou d'une communauté, siège de tous les désirs et des plus grandes douleurs. Toujours à (re)construire, la famille exaspère ces contradictions. Mais le drame de cette écriture rétro-prospective, privée et publique, persécutée et persécutrice, classique et moderne..., est d'abord celui de l'Histoire. Ouvrage charnière, Le Roman inachevé paraît à tous égards critique : texte en forme de bilan, de testament, où le désir d'élucidation et d'ouverture se heurte à celui, contraire, de disculpation et de brouillage. N'allons surtout pas canoniser Aragon. Dans ces pages fracturées, il se sera battu, y compris contre lui-même, y compris contre les siens.

Cette troisième période esquissée dès 1956, et qu'on dira critique ou métalinguistique, n'est en rien la résolution dialectique des deux autres (surréaliste et réaliste). Tendu vers l'édification (servir, unir), Le Roman brasse la nuit et remue les enfers ; il témoigne surtout d’un désir de durer, donc d'écrire, et par là de renaître, de se réengendrer " au bien ". Par-dessus tout, il s’agit à travers chaque page d'être aimé, comme le reconnaîtra une page de La Mise à mort : " Il n’y a qu’une chose qui compte et tout le reste est de la foutaise. Une seule chose. Être aimé ".

Le Roman inachevé pénétra très tôt la mémoire populaire grâce à Léo Ferré, qui en tira en 1961 un disque mémorable. Cette rencontre entre le musicien et le poète était appelée par la poétique et l’érotique d’Aragon, pareillement tendues vers le chant. La preuve de l’amour, c’est qu’il (se) chante ; et le désenchantement du militant politique, lui-même pétri d’idéal amoureux, semble lui prodiguer une ressource supplémentaire de lyrisme.

Pourtant, l’extrême séduction mélodique du poème risque, paradoxalement, de freiner son intelligence ; et les mises en musique de Ferré, suivi par d’autres compositeurs-interprètes, ne peuvent qu’encourager une écoute selon les rimes, les rythmes et le son, au détriment du sens. Il n’est pas exclu qu’Aragon lui-même ait ourdi ce risque de négligence, en camouflant certains de ses aveux, ou plusieurs confidences troublantes, sous la beauté du chant. Une strophe du Fou d’Elsa signale ce danger, celle où les bourreaux pressent le Medjnoûn de chanter : " Mais eux n’entendaient que les rimes "… ; et le texte même du Roman inachevé fait à son auteur l’injonction de se cacher par le chant : " Chante la beauté de Venise afin d’y taire tes malheurs " (147). La beauté du Roman inachevé peut donc nous faire manquer l’argument profond du poème, la trame et le drame historiques qui s’y trouvent consignés mais que, pour des raisons que nous devrons examiner, Aragon ne peut dire en clair, ni jusqu’au bout. Sa poétique contient (aux deux sens de ce verbe) sa politique ; et il est peu de poèmes dans notre langue dont les circonstances, donc les structures internes et la leçon profonde façonnées par celles-ci, soient plus tragiques. Il faudra ici restituer l’arrière-texte, et les contraintes douloureuses de l’Histoire, pour prendre la mesure de ce " mélange d’aveux, de portraits, de mensonges et de masques " avant de nous intéresser à la forme spécifique que prend ce " mélange ", tant sur le plan des genres et de la rhétorique à l'oeuvre que sur celui des registres et de la versification, dont la dé-mesure et les transgressions sont à cet égard hautement signifiantes.

Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni ses amours, ni son " roman ". Celui que nous donne à lire ici Aragon approfondit et complique nos représentations d’un siècle plus proche de Shakespeare que de la dialectique par laquelle on voudrait normaliser, et enseigner, l’histoire ; mais il tire aussi de son bruit et de sa fureur l’ordre apaisant ou réparateur du chant. Nous vérifions une fois de plus, lisant ce poème, à quel point chez Aragon la création s’exerce au bord de la destruction ; ou, pour le dire avec Hölderlin que lui-même citera beaucoup dans Blanche ou l’oubli, comment, là où croît le danger – et Aragon comme Elsa courent en cet an de disgrâce 1956 un danger mortel – " croît aussi ce qui sauve ".

 


TABLE DES MATIERES

Essai  

Dossier

  1. ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE

  2. CIRCONSTANCES DU ROMAN INACHEVE

    Lettre d'Elsa à Lili du 20 décembre 1955

    Lettre d'Elsa à Lili du 20 août 1956

    Lettre d'Elsa à Lili du 25 août 1956

  1. TEXTES PÉRIPHÉRIQUES

Prière d’insérer (quatrième de couverture) – Ebauche – Dédicace

  1. INTERTEXTES

    " Le quadrille des homards "

    Lettre à Mélinée

  1. RECEPTION

    Corinne Grenouillet

  2. ÉTUDES CRITIQUES

    1. Ouvrages abordant Le Roman inachevé

    Nathalie Piegay – Olivier Barbarant

    2. Articles sur Le Roman inachevé

    Wolfgang Babilas – Daniel Bougnoux – Geneviève Mouillaud-Fraisse – Suzanne Ravis – Lucien Victor – Yves Stalloni

  3. BIBLIOGRAPHIE

  4. DISCOGRAPHIE

 

 

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